Gojira dans la peau

Bien avant les JO, histoire d'une révélation

CONCERT#3615MYLIFE

Jay Sunday

7/31/20244 min read

Groupe de métal Gojira qui agite les cheveux devant un visuel d'éclairs
Groupe de métal Gojira qui agite les cheveux devant un visuel d'éclairs

Je ne m'y attendais vraiment pas.

C'était le premier Hellfest de Rémi, et on peut dire qu'il est loin d'être aussi féru de métal que moi. Je suis un stakhanoviste qui a écouté les 170 groupes de l'affiche par ordre alphabétique pour en faire une sélection de découvertes et de valeurs sûres classées de 1 à 4, ceci afin de construire mon programme jour par jour et approfondir ma connaissance musicale. Rémi, lui, a écouté distraitement Metallica, connaît un album de Guns'n'Roses et pas beaucoup plus, et même s'il a un penchant affirmé pour Alice Cooper, le niveau de violence sonore auquel il est habitué n'est pas si élevé.

On est au troisième jour du festival et les organismes ont souffert. Il a fait 40 degrés vendredi et samedi. L'endurance physique n'est plus ce qu'elle était. Les nuits étaient bonnes mais un peu courtes, et le programme du dimanche soir avait été assez soutenu jusque là. Rémi avait même retrouvé ses jambes de 20 ans sur Korn (des vidéos en attestent) pour se lancer dans un pogo express de 30 secondes avec nos voisins, autant dire qu'on avait déjà presque tout donné.

Le set de Judas Priest se passe tranquillement, nous sommes heureux d'entendre leurs hits légendaires mais sans enthousiasme débordant, nous émerveillant quand même qu'à 70 ans on puisse encore chanter des titres aussi physiques. Après il y aura Gojira, que je connais par coeur, dont la discographie parfaite m'accompagne depuis 20 ans, et que j'ai vus en concert bien plus de fois (12) que n'importe quel autre artiste. Je m'attends à ce que Rémi reste un peu en retrait, qu'avec la lassitude du jour 3 et au vu de l'aspect massif du son des landais, l'expérience lui soit difficile d'accès.

Autour de nous, il y a Pierre, dingue de punk qui en a vu d'autres, Flo l'habitué des décibels dans les salles et dans les champs, Seb qui aime Gojira depuis 1 an et a hâte de découvrir le phénomène en live, Fred et Val venus partager avec nous ces 3 jours de colonie de vacances métalliques. Chacun avec son niveau d'attente et d'implication émotionnelle dans ce concert de clôture du dimanche soir.

Après l'habituel compte à rebours de 180 secondes affiché sur les écrans géants, le groupe commence sans respiration après le 0 fatidique avec "Born for one thing", le premier single de leur dernier album en date, "Fortitude".

L'effet est immédiat et les 4 membres du groupe sont comme à leur habitude : simples, forts, sobres, et à 200 pourcent en communion les uns avec les autres. De cette entité se dégage une énergie qui a peut être à voir avec la présence de deux frères en leur sein : Joe le charismatique guitariste chanteur, et Mario le petit frère qui fête ce jour là son 41eme anniversaire. Peut-être est-ce aussi parce que depuis plus de vingt ans, ces 4 là ne se sont pas lâchés d'une semelle, on raffiné sans relâche leur son, leur présence, leur cohésion, leurs compositions, jusqu'à se présenter devant nous ce 19 juin 2022 tel un organisme en symbiose prêt à nous envelopper.

Les projections vidéo qui accompagnent Gojira sur scène ont elles aussi été peaufinées au fil des tournées. Certaines sont tirées de leurs clips, du single du premier album de 2001 ("Love") à celui qui nous avait fait patienter pendant la pandémie ("Another world"). D'autres sont faites spécifiquement pour la scène, ballets de méduses, arcs électriques ou flocons, conviant tous les éléments pour renforcer un discours toujours à fleur de peau sur nos émotions et notre planète.

Les morceaux s'enchaînent jusqu'à l'envol des baleines ("Flying whales"), qui m'émeut comme à chaque fois, et je me retourne pour voir si Rémi n'est pas trop perdu ou déconnecté. J'ai du mal à distinguer son visage dans la nuit, et en fronçant les yeux je me rends compte qu'il est en train de pleurer. Je m'inquiète, pensant que quelque chose ne va pas. "Je t'ai envoyé un message" me dit-il. J'extrais le smartphone du sac :

"C'est l'une des plus belles choses que j'ai vue de ma vie. C'est beau à chialer. C'est de la puissance brute. Obsédante. Hypnotique. C'est magnifique. Merci"

Evidemment ému par cette lecture, je rentre encore plus profondément dans le set. Quand débute "Another World", perspective de départ vers un monde meilleur, je prends Rémi par les épaules. Décollage de la fusée. Ca y est, moi aussi, je pleure. On s'étreint. Le morceau se termine, je me retourne vers Pierre, il a aussi la larme à l'œil.

C'est loin d'être fini. Sur "The Chant", plusieurs milliers d'âmes reprennent la mélodie libératrice en chœur, et c'est Flo qui a les yeux rougis. Arrive "The Gift of Guilt", devant la force de la mélodie, du message, des images de ce passage de témoin entre les générations, Seb aussi est à deux doigts de se laisser aller. C'était son premier concert de Gojira à lui aussi. Fred et Val, eux, sont scotchés.

J'avais fait fausse route : ne pas être préparé à Gojira n'était pas un handicap, c'était être un réceptacle vierge prêt à recevoir beaucoup trop en une fois. Trop d'énergie, trop de beauté, trop de connexion. Devant ce trop plein, on ne pouvait que se laisser aller et rendre les armes. La vie nous met à rude épreuve et nous tend, trop souvent. Les moments de relâchement ne sont pas si nombreux, et quand ils vous arrivent ainsi sans prévenir, il n'y a rien d'autre à faire que d'ouvrir les vannes.

Gojira réussit ce qu'aucun autre n'a fait jusqu'ici : faire entrer en collision la violence extrême d'une musique sauvage, la sobriété et la vie simple et pure que peut nous offrir la Terre, et une sensibilité d'écorché exsudée par toute les pores de son chanteur.

L'expérience n'est peut-être pas reproductible. C'est aussi le caractère imprévu de cette transe collective qui la rend si belle. Tous autant qu'on est, on s'en souviendra longtemps. Et a priori, d'ici quelques temps, ma peau s'en souviendra pour moi.