Mood Machine - Spotify ou l'art de dissoudre la musique
Chronique d’un pillage culturel programmé
INDUSTRIE MUSICALE
Jay Sunday (https://mamot.fr/@thejaysunday)
7/18/20256 min read
"Hear the sound of music drifting in the aisles / Elevator prozac stretching on for miles / The music of the future will not entertain / It's only meant to repress and neutralise your brain"
Porcupine Tree - The Sound of Muzak
Quand The Sound of Muzak sort en 2002 sur l'album "In Absentia" de Porcupine Tree, il ne s'agit encore "que" d’un titre de rock progressif au groove soyeux et au refrain dont les harmonies fondent les glandes lacrymales, signé Steven Wilson. Mais, plus de vingt ans plus tard, ses paroles résonnent comme un résumé des années de recherches que Liz Pelly a condensées dans "Mood Machine".
Dans cette chanson, Wilson décrit un monde où la musique est omniprésente, mais où plus personne n’écoute vraiment. Elle est partout, oui, mais comme bruit de fond, et plus personne ne sait d’où elle vient, ni pourquoi elle existe. Elle est devenue muzak – ce terme cynique pour désigner la musique d’ascenseur, sans aspérité, sans auteur, sans finalité autre que remplir l’espace.
Deux décennies plus tard, Liz Pelly, dans Mood Machine, décortique comment ce cauchemar sonore est devenu réalité. Comment une plateforme comme Spotify a absorbé l’industrie musicale tout entière.
Le tour de force de ce livre est qu'en abordant toutes les facettes du business Spotify, il démontre que la plateforme est bien plus qu’un service de streaming : Spotify est un système, un paradigme qui restructure la création musicale mondiale à son image. Et ce que révèle Pelly avec brio c’est que cette image n’a rien d’artistique.
Seul face à la machine
Et cela commence avec une bonne remise des pendules à l'heure : Spotify n’est pas né pour valoriser la musique, il est né pour valoriser le marketing. C’est là l’un des coups de force fondateurs du livre : rappeler que le projet Spotify, dans l’esprit de son fondateur Daniel Ek, est d’abord une plateforme d’optimisation publicitaire. La musique n’était qu’un contenu parmi d’autres envisagés, la plus simple à manipuler à grande échelle. Les discours autour de « rendre le pouvoir aux artistes » étaient dès le départ un pur bullshit entrepreneurial recyclé en storytelling libérateur.
Et pourtant, nous avons voulu y croire. Le « levelling the playfield », cette promesse de redonner une chance aux petits, d’égaliser les chances dans un monde saturé par les majors (Sony, Warner et Universal). De permettre aux créateurs de retrouver une source de revenu alors que les ventes de disques s'étaient effondrées sous les coups de boutoir de Napster et consorts.
Mais très vite, cette utopie a viré au cauchemar. L’artiste s’est retrouvé seul face à la machine. Là où un label indépendant, aussi modeste soit-il, pouvait encore parler au nom d’un catalogue ou d’un collectif, l’artiste moderne est devenu un autoentrepreneur isolé, chargé de marketing, contraint d’interagir avec un algorithme qu’il ne contrôle pas, qui ne le comprend pas, et qui n’a aucun intérêt à sa survie.
L'artiste est aussi une vache à lait
Et ce n’est pas tout. Spotify n’exploite pas seulement la musique : il monétise l’artiste lui-même. Tout d'abord en vous amenant à vous démonétiser vous-même : en souscrivant au "Discovery Mode", vous acceptez de recevoir encore moins de miettes de royalties, et en contrepartie vous allez apparaître un peu plus dans le mode "Discovery" qui suggère des titres aux auditeurs. En faisant cela, Spotify baisse encore la part du gateau qui revient aux artistes. Mais ce n'est pas tout. Avec les outils comme Marquee ou Showcase - ces pop-ups qui suggérent un album et pour lesquels les artistes payent des euros sonnants et trébuchants - il faut payer pour être écouté, mais on ne saura jamais combien de fois et par qui.
Autrement dit, le musicien doit financer sa propre visibilité - un retour en force des pratiques devenues interdites de paiement des radios pour diffuser les titres, mais à l’ère algorithmique, et cette fois totalement intégré au business model officiel de la plateforme. Le cynisme est total : l’artiste est devenu lui aussi une ligne de revenus pour Spotify, même quand on ne l’écoute pas.
Aussi opaque qu'une société-écran à Jersey
Pelly met aussi en lumière l’opacité abyssale du système de répartition des revenus. Par construction, le modèle pro rata (partage des revenus selon le volume d’écoutes globales) avantage systématiquement les mastodontes. Mais il est surtout impossible pour les petits artistes de comprendre ce qu’ils touchent, et donc de le contester. Les deals obtenus par les majors sont secrets, et il est donc impossible de savoir quelle part du gâteau des revenus de Spotify qui revient à quels ayants-droits, à savoir les différents producteurs qui possèdent les enregistrements et les sociétés de droits d'auteur qui font valoir la propriété intellectuelle des morceaux. La discussion est donc verrouillée et la négociation inexistante.
La situation est tellement déséquilibrée qu’il n’y a même plus de table de négociation autour de laquelle s’asseoir, sauf pour les trois majors qui possèdent encore aujourd'hui 8% de Spotify et dont le catalogue confère un poids de négociation sans pareil. Quand Spotify décide unilatéralement que les titres faisant moins de 1000 streams par an ne recevront aucune compensation financière, personne n'est en mesure de s'y opposer. Sans compter la portée symbolique du geste de Daniel Ek, qui n'est rien d'autre qu'un crachat à la gueule des milliers d'artistes qui n'ont pas la chance d'être écoutés en masse : votre musique ne vaut simplement rien du tout.
Puisque vous ne savez pas ce que vous écoutez, autant vous servir du vent
Spotify ne se contente pas de vampiriser la rémunération et de dénier à une grande majorité de musiciens (appelés avec condescendance les "hobbyists") leur qualité d'artiste : il programme leur remplacement. À partir de 2012, les données d’usage ont révélé un fait majeur : une part importante des écoutes sont passives. Spotify identifie que nombre d'utilisateurs veulent du fond sonore, de l’ambiance, de la musique qui n’interrompt pas l’activité — pas du contenu qui appelle l’attention. Spotify a donc misé sur les playlists thématiques : sport, concentration, travail, sommeil, cuisine.
À partir de là rien n'a été plus facile que de commencer à remplacer dans ces playlists les "vrais" artistes par des morceaux achetés à vile prix à des partenaires en charge de les produire à la chaîne. On parle ici du programme PFC, le "Perfect Fit Content" : puisque vous n'écoutez pas vraiment, autant vous streamer des morceaux à bas prix achetés à des complices plutôt que de dilapider de l'argent en royalties à de vrais artistes.
Ce système d’apparente simplicité - vous ne réfléchissez pas à ce que vous voulez écouter, appuyez sur “lecture”, et basta - cache une complexité opaque by design. L'opacité de ce système algorithmique n'est qu'un miroir de l'opacité de la mécanique de répartition des revenus. L’interface est pensée pour que l’utilisateur ne sache pas où il est, ni ce qu’il consomme vraiment. Quel morceau est promu par un label via Discovery Mode, rémunéré à un tarif au rabais ? Quel titre est un Perfect Fit Content ? Et aujourd’hui, alors que débarquent en masse les morceaux générés par IA, qui joue encore de la musique parmi les morceaux que vous entendez ? Impossible de le savoir. Et la bascule du modèle de playlist éditoriale vers les playlists algorithmiques - ce défilement infini de musiques choisies par un algorithme pour être "parfaitement vous" - ne fait qu'accélérer le mouvement.
Un espoir?
Ce que montre Liz Pelly, c’est que Spotify est une plateforme de dévalorisation culturelle. Ce n’est pas seulement une question de business ou de répartition. C’est une guerre pour l’attention, contre la singularité, contre la matérialité du lien artiste-public. Dans ce modèle, les fans ne sont plus une communauté, mais un amas de données comportementales à monétiser. La musique n’est plus une œuvre, mais un prétexte à extraire du capital.
Mood Machine ne se contente pas de constater l’ampleur du désastre. Le livre appelle à une résistance active — pas seulement politique, mais esthétique. Revaloriser les lieux physiques, les labels à taille humaine, les achats directs. Défendre un modèle où la musique ne serait pas seulement un service, mais un lien humain, un acte d’écoute, un geste artistique.
Car ce que Spotify tue à petit feu, ce n’est pas seulement la rémunération des artistes. C’est la possibilité même d’un avenir musical non industriel. Alors il faut y résister, chacun à son échelle, même si le combat semble déjà perdu. Comme celui du Fediverse face aux réseaux sociaux centralisés des GAFAM. Comme celui de la protection des données et de Signal face aux messageries propriétaires. Mais il faut maintenir en vie cette flamme coûte que coûte.
One of the wonders of the world is going down I know / It's one of the blunders of the world but no one cares enough
Porcupine Tree - The Sound of Muzak
